Les champagnes monocépages boulversent la tradition

Le champagne, dit-on souvent, célèbre l'art de l'assemblage.

Dans les caves des meilleures grandes maisons, le chef de cave (le responsable de l'équipe de vinification) procède à une sélection parmi des dizaines de vins tranquilles, issus de différents cépages cultivés dans des vignobles très différents et provenant de nombreux millésimes différents. À partir de ces vins tranquilles, le chef assemble une combinaison idéale, qui sera ensuite mise en bouteille avec un peu de levure et de douceur. La seconde fermentation qui en résulte en bouteille produit du dioxyde de carbone, ce qui crée l'éclat du champagne.

C'est ainsi que sont produits les meilleurs champagnes non millésimés. Au moment où ces Champagnes sont débouchés, les plaisirs qu'ils offrent n'auront plus grand chose à voir avec les terres sur lesquelles les raisins ont été cultivés. Au contraire, les Champagnes présentent, année après année, un style cohérent adopté par la maison. Même si la grande majorité des champagnes sont élaborés de manière semblable, tels les champagnes Deutz un nombre croissant d'entre eux expriment désormais un point de vue différent. Au lieu de vins véhiculant un style maison, ces Champagnes - souvent produits par de petits agriculteurs qui cultivent leurs propres vignobles - reflètent les caractéristiques des raisins cultivés dans un village ou une région particulière. Ils sont spécifiques, individuels et parfois insolites, au lieu d'être homogènes.

Vignes de champagne à Verzenay

L’essor du monocépage

Certains producteurs ont poussé la notion de spécificité encore plus loin. Au cours des 20 dernières années, les champagnes dans lesquels tous les raisins proviennent d'un seul vignoble, ou d'une seule parcelle au sein d'un vignoble plus vaste, ont proliféré.

Disposant de vins plus discrets, les producteurs de Champagne disposent de plus d'outils pour améliorer leurs assemblages. Mais ces microvinifications donnent également aux viticulteurs la possibilité de mettre en valeur un vin vraiment distinctif en l'embouteillant séparément. Cela n'a rien de remarquable si vous pensez à des vins originaires de pratiquement n'importe où dans le monde. La Bourgogne s'est construite en examinant les moindres différences entre les vignobles, avec le plus grand respect pour celles présentant les caractères les plus distinctifs.

Mais en Champagne, une telle différenciation représente presque une sorte d'hérésie contre l'art de l'assemblage. Depuis des décennies, la promotion du champagne met l'accent sur l'importance de ce travail de cave plutôt que sur le caractère du vignoble.

Une nouveauté dans la tradition champenoise ?

"Si vous pouviez changer le Champagne en Bourgogne, vous le détruiriez", dit Rémi Krug de la maison Krug Champagne. La Grande Cuvée Krug, l'un des plus grands Champagnes du monde, est en effet un chef-d'œuvre d'assemblage, composé de plus de 100 vins provenant de dizaines de lieux et de millésimes différents.

Pourtant, Krug est également auteur de ce qui est peut-être le plus célèbre champagne monocépage, le Clos du Mesnil. Depuis 1979, Krug produit ce blanc de blancs avec du chardonnay cultivé dans un petit vignoble clos au centre du Mesnil-sur-Oger, dans la Côte des Blancs. Depuis 1995, Krug embouteille également le champagne le plus cher, le Clos d'Ambonnay, un blanc de noirs - élaboré uniquement à partir de raisins noirs - provenant d'une petite parcelle fortifiée à Ambonnay. Il est vendu entre 2 000 et 4 000 dollars la bouteille. En 2003, M. Krug a qualifié le champagne à un seul vignoble de "vin de contradiction". Si c'est le cas, le champagne produit de plus en plus de contradictions.

Chartogne-Taillet, un excellent producteur basé dans la ville de Merfy, dans le nord de la Champagne, produit plusieurs fascinants champagnes à un seul vignoble, dont Heurtebise, un vin harmonieux et savoureux à base de chardonnay, riche en saveurs crémeuses, crayeuses et umami, et Les Orizeaux, à base de pinot noir, pur, salin et pratiquement sans poids, au parfum révélateur de baies rouges.

Le monocépage permet une redécouverte des terroirs

Pour Alexandre Chartogne, de Chartogne-Taillet, qui dirige le domaine familial, la décision de faire des Champagnes monocépages est une question d'éducation, d'essayer de comprendre par le biais du vin le caractère de la terre dans tous ses détails complexes et naturels, un peu comme le faisaient les moines cisterciens en France il y a des siècles.

R. Pouillon et Fils, un petit producteur basé à Mareuil-sur-Aÿ, à l'est de la ville d'Épernay, élabore depuis 2007 plusieurs Champagnes monocépages. Les Valnons est un rare blanc de blancs provenant du village d'Aÿ, une région réputée pour son pinot noir. Le vin, cultivé sur des sols calcaires, est intensément minéral et caillouteux, presque austère, avec de fines saveurs salines et d'agrumes.

Les Blanchiens de Pouillon, en revanche, est composé de pinot noir et de chardonnay cultivés sur des sols plus argileux. Comme il est typique de l'influence de l'argile, le vin est large et volumineux, savoureux avec un piquant presque exotique.

Ces deux vins tout à fait distincts auraient pu être assemblés. Ils auraient pu faire un seul Champagne plus complet, mais les consommateurs auraient perdu le plaisir et la fascination de comparer les deux expressions différentes.

Les viticulteurs champenois s’y mettent

Des dizaines de viticulteurs cherchent aujourd'hui à mieux comprendre leurs terroirs à travers les Champagnes de monocépage. Souvent, les vins qui en résultent sont remarquables. Pour n'en citer que quelques-uns, Les Roises d'Ulysse Collin, un blanc de blancs, provient d'un chardonnay cultivé sur un coteau exposé au sud à Congy, au sud-ouest d'Épernay. Il est large, riche et intense, profond et long mais précis. Il fait penser à un grand cru de Chablis. Les Béguines de Jérôme Prévost sont entièrement composées de pinot meunier cultivé sur son domaine, La Closerie, dans le village de Gueux, dans la Montagne de Reims. C'est un beau vin, pur et raffiné, avec un côté terreux et une touche de fruits rouges.

Les grandes maisons aussi s'y mettent. Lanson a récemment lancé son premier champagne mono-vignoble, le Clos Lanson, un blanc de blancs 2006 produit à partir d'un minuscule vignoble clos sur une colline de Reims. C'est un champagne pur, légèrement crémeux et gracieux, un joli champagne vibrant qui gagnera encore en qualité avec le temps.

Il ne fait aucun doute que certains champagnes monocépages sont le produit d'une mode. Tout comme les champagnes extra-brut - qui ont évolué d'un effort méritoire visant à élaborer des vins plus secs à une course à la mode pour prendre le train en marche - les champagnes de monocépages ne sont pas nécessairement de meilleurs champagnes. Ils ne sont qu'une expression différente.

Bien que la prolifération des vins de monocépage soit récente, les champagnes sont des curiosités très recherchées depuis des décennies. Le premier d'entre eux à s'être distingué est le Clos des Goisses de Philipponnat, un vignoble de coteaux escarpés, calcaires et chauds à Mareuil-sur-Aÿ. Lorsque Philipponnat a acheté la parcelle en 1935, il a reconnu ses qualités singulières et a immédiatement commencé à l'embouteiller séparément. Le 2007 est superbe, plein d'énergie et de saveurs persistantes de fleurs, de craie et de fruits rouges.

Le monocépage : une pratique pas si nouvelle en Champagne

D'autres producteurs ici et là ont commencé à produire des vins de monocépage. Cattier a commencé à embouteiller son Clos du Moulin en 1952. Dans les années 70 et 80, quelques autres sont apparus. L'explorateur le plus influent des terroirs de Champagne a peut-être été Anselme Selosse, de Jacques Selosse, qui, au cours des trente dernières années environ, a élaboré de nombreuses sortes de champagne spécifiques à un terroir et a inspiré d'autres producteurs à faire de même.

Les champagnes monocépages sont en grande partie un plaisir haut de gamme. Les bouteilles moins chères, comme les Champagnes Chartogne-Taillet, coûtent environ 85 euros. Mais la plupart coûtent plus de 100 euros la bouteille, alors que les vins de Sélosse peuvent coûter jusqu'à 500 euros, et le Clos du Mesnil, 1000 euros.

On sait si peu de choses sur les terroirs de Champagne - ou, pour le dire autrement, on n'a pas encore redécouvert tout ce que l'on savait autrefois - que les champagnes monocépage sont une sorte de plaisir singulier. Sans savoir à quoi s'attendre, comme on pourrait le faire avec, par exemple, un Bourgogne blanc comme Meursault Perrières, la sensation est plus celle de la découverte que celle de la reconnaissance. La reconnaissance viendra en dégustant ces vins au fil des ans et en notant les caractéristiques qui distinguent une parcelle d'une autre.